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Gilbert Astier était un employé modèle. Comprenez par là qu'il ne faisait presque jamais entendre parler de lui, qu'il ne rendait ses dossiers ni trop en retard (ce qui lui aurait valu d'être qualifié de fainéant) ni trop en avance (ce qui lui aurait valu d'être qualifié de m'as-tu-vu), qu'il se contentait essentiellement de dire « oui, monsieur » et « non, monsieur » lors de ses contacts avec son Manager, que ses pauses café ne duraient jamais plus de cinq minutes au lieu des dix qui lui étaient offertes, et qu'il savait embrasser les souliers des Directeurs comme personne. En peu de mots : Gilbert Astier était un employé modèle car il ne faisait pas de vagues.

Gilbert avait atteint la trentaine la semaine passée sans trop se presser. Cela faisait de lui l'employé le plus âgé du quatrième étage, où il travaillait à présent depuis dix-huit mois. Rien cependant sur son physique ne trahissait son âge, sans doute parce que rien sur son physique n'était réellement distinctif ou ne sortait de l'ordinaire. En sus d'être un employé modèle, Gilbert Astier était un homme bien ordinaire. Marié, un enfant, un chien, une voiture qu'il appelait « poupette », une petite maison en banlieue, il aimait la bière et le rugby, mais seulement en quantités modérées. Il arborait une courte chevelure brune, une chemise blanche bien repassée et une cravate bleu foncé qu'il nouait toujours trop court.

Ce jour-là, Gilbert s'installait à son bureau avec le calme qui le définissait. Car en effet, Gilbert Astier était réputé pour tout prendre avec calme. Lorsque son collègue avait ruiné un dossier qui devait être remis le soir-même, il était resté maître de lui-même et avait recommencé de zéro. Lorsque son médecin lui avait annoncé qu'il avait de l'herpès, il avait conservé son calme et fait remarquer que ce mot ne rapporterait pas beaucoup de points au Scrabble, comparé à syphilis par exemple. Lorsque sa femme lui avait confessé qu'elle couchait régulièrement avec le professeur de guitare de leur fils, il était demeuré zen et avait demandé à ce qu'elle lui passe les concombres. Ce calme était sa force, une boussole qui le guidait au travers des jours difficiles. Parfois, il avait l'impression que c'était la seule chose qui lui permettait de garder sa clarté d'esprit.

Thierry Lamennais, son manager, pénétra dans son bureau à cloisons. Il se mit à parler à toute vitesse, comme il en avait l'habitude, sans même regarder Gilbert :
« Salut Gilbert. Alors il me faut le dossier Bastien Gomez pour lundi matin à la première heure. J'ai les Directeurs sur le dos et tout ça. Tu me réunis tous les papiers, tu les remplis -tu sais encore comment on fait, hein ?- et tu balances ça sur mon bureau. OK ? Ça va, ta femme ? Ah ah, je suis vache. Allez, salut. »
Et il ressortit aussi vite qu'il était entré.

Gilbert resta immobile pendant quelques secondes. Le dossier Bastien Gomez ? Pour lundi ? Il lui semblait pourtant qu'il avait encore cinq mois avant que ne tombe la deadline de ce dossier. N'avait-il pas reçu de l'autre manager de l'étage la consigne de laisser ce dossier de côté pour se concentrer sur d'autres plus urgents ?

Et quand on parle du loup... Alphonse Berthier, le second Manager de l'étage, pénétra à son tour dans le bureau à cloisons de Gilbert. Il partit d'un grand éclat de rire et mit une tape amicale et bourrue sur l'épaule de l'employé.
« Mon petit Gilbert ! Comment ça va, aujourd'hui ?
- Je sais pas trop, Lamennais m'a dit...
- Parfait, parfait ! Dis-moi, mon petit, ça avance avec le dossier Pétunia ?
- Ben, en fait...
- Tant mieux. Tu n'oublies pas que c'est pour lundi, n'est-ce pas, mon petit ?
- Non, mais...
- Très bien. J'ai confiance en toi, mon petit, dit-il en lui tapotant la tête. Ne me laisse pas tomber, d'accord ? »
Gilbert se tut et hocha la tête. Après une dernière tape -cette fois, sur le bras-, le manager s'en fut.

Gilbert resta un instant les bras ballant, assis sur son fauteuil à roulettes, se demandant quoi faire. Ce genre de tracas était fréquent dans la boîte. Il décida finalement de consulter chacun des deux dossiers afin de vérifier leur état d'avancement, quitte ensuite à s'occuper des deux en même temps. Pari risqué, mais il ne voyait pas trop quoi faire d'autre. Gilbert se baissa et pressa le bouton d'allumage de son ordinateur.

Rien ne se produisit. Il pressa encore. Toujours rien. Ennuyé, il déplaça la tour de façon à voir les câbles. Ne voyant rien d'anormal, il pressa une fois de plus le bouton. Rien, rien et rien. Peu rassuré, il décrocha le téléphone de son bureau et appela le service technique.
« Service d'assistance informatique bonjour, dit rapidement une voix d'homme.
- Oui, bonjour. J'ai un problème avec mon ordinateur...
- Vous avez essayé de le redémarrer ? le coupa le technicien.
- Heu, non. Le problème, c'est qu'il ne s'allume pas.
- Hum-hum, répondit l'homme. Essayez de le redémarrer, s'il-vous-plait.
- Mais... je ne peux pas ! Le problème, c'est qu'il ne s'allume pas.
- Oui, oui, je comprends, dit le technicien d'un ton qui indiquait clairement le contraire. Mais suivez juste mes instructions sinon je ne vais pas pouvoir vous aider.
Sentant son calme défaillir, Gilbert se força à respirer plus lentement.
- D'accord, dit-il finalement.
- Bon. Alors appuyez quelques instants sur le bouton « power » -le gros bouton sur la tour-, puis quand l'ordinateur est éteint -lorsqu'il ne fait plus de bruit-, rappuyez sur ce même bouton, s'il-vous-plait.
Gilbert le fit.
- Voilà.
- Votre problème est-il résolu ?
- Bien sûr que non ! Le problème est...
- Pouvez-vous vérifier si l'ordinateur est correctement branché, s'il-vous-plait ? Est-ce que le câble d'alimentation -le gros câble noir- est branché sur secteur et sur l'ordinateur ? L'employé obéit, sentant son rythme cardiaque accélérer.
- C'est fait. Il...
- Votre problème est-il résolu ?
- Non ! Écoutez, je comprends que vous avez des fiches de consignes à lire, et...
- Très bien, monsieur. Ne bougez pas de votre bureau, un technicien sera bientôt sur place pour vous aider.
- Ah, heu... très bien, mais je ne vous pas dit où était mon bur- allô ? »
Le technicien avait bien sûr déjà raccroché.

Gilbert raccrocha le combiné. Il avait assez peu d'espoir qu'un technicien vienne réellement l'aider. Ces gens-là mettaient toujours énormément de temps avant de se déplacer, même quand ils savaient où aller. Gilbert espérait un peu que le technicien qu'il avait eu au téléphone avait un moyen de l'identifier via son coup de fil -quelque chose en rapport avec son numéro de téléphone, peut-être ?-, mais se garda d'être trop optimiste. S'il voulait travailler aujourd'hui, il lui fallait un autre ordinateur.

Gilbert Astier quitta son bureau et s'aventura dans celui de son voisin. Il s'appelait Daniel Chaval et Gilbert avait l'impression d'être son ami. Comprenez par là que Daniel le rembarrait avec moins d'agressivité que d'autres lorsque Gilbert lui demandait un service. Daniel avait de plus accès à deux ordinateurs différents pour une raison que Gilbert n'avait jamais vraiment comprise.
- Salut, Daniel !
- J'suis occupé, casse-toi ! le salua Daniel.
- Oui, je vois... Est-ce que je pourrais t'emprunter -oh, il va te sembler que je pousse un peu- ton ordinateur ?
- QUOI ?! hurla-t-il.
- Juste pendant quelques heures, la journée peut-être. Tu en as deux et le mien...
- NON ! JAMAIS ! C'EST MES ORDINATEURS !
- Je comprends bien mais...
- MES ORDINATEURS !
- Un seul et...
- MES ORDINATEURS ! MES ORDINATEURS !
- Bon, eh bien, merci quand...
- C'EST MES ORDINATEURS ! MES ORDINATEURS ! MES ORDINATEURS ! MES ORDINATEURS ! MES ORDINATEURS ! MES ORDINATEURS ! MES ORDINATEURS ! »

Gilbert ressortit en courant du bureau de son ami qui ne semblait plus pouvoir s'arrêter de hurler. Il fallait trouver une autre idée. Et une bonne, si possible. L'employé modèle réfléchit rapidement. « Mais oui ! » se dit-il soudain. « Alexandre ! Lui n'aura aucun problème à me prêter son ordinateur. »

Alexandre Coubertin était tout sauf un employé modèle. En fait, il avait récemment commis une bêtise si énorme -son manager n'avait jamais révélé sa nature exacte- qu'il avait écopé d'une punition exemplaire. Cette punition consistait à ne plus lui donner le moindre travail, tout en lui interdisant de prendre le moindre congé ou de rater un seul jour de travail. Alexandre était donc contraint de rester toute la journée dans son bureau à regarder alternativement les murs et le sol sans rien faire du tout. Ses collègues avaient également reçu comme instruction de ne pas lui demander d'aide pour quelque tâche professionnelle que ce soit : il ne devait surtout pas être dérangé dans son absence totale d'activité. Certains avaient suivi cette instruction à cœur au point qu'ils faisaient comme si Alexandre n'avait jamais existé. Gilbert se dit cependant que lui emprunter du matériel n'enfreindrait pas cette consigne. Et dans le cas contraire... eh bien ! Quel autre choix avait-il ?

Le bureau d'Alexandre avait été déménagé à proximité des toilettes, ce qui était beaucoup moins pratique que ça en avait l'air. Les toilettes du quatrième étage n'avaient en effet pas connu la présence et les soins d'une femme de ménage depuis plusieurs mois. On sous-estime à quel point de tels lieux peuvent se salir même en quelques semaines.
« Salut, Alexandre ! lança Gilbert en évitant de respirer par le nez.
- Gilbert... Tu es venu... me sauver...
- Heu... Oui, moi, ça va, merci. Dis-donc, j'aurais voulu t'emprunter ton ordinateur, vu que tu ne t'en sers plus, apparemment. Ha ha ha.
- Je ne... peux plus... vivre ainsi.
- Alors je vois que tu es très occupé, donc je vais juste le prendre vite fait. Ne te dérange pas, je n'aurais pas de mal à le porter jusqu'à mon bureau.
- Tueeees... moi...
- Oui, oui, bonne journée. »

Gilbert se saisit rapidement de l'unité centrale et enleva les câbles qu'il enroula et coinça dans le creux de son bras. Il rapporta l'ordinateur à son bureau aussi vite qu'il le put. Il manqua de le lâcher lorsqu'il s'avéra qu'il y avait déjà quelqu'un de présent entre ses cloisons. Lamennais, son manager, était revenu. Et il avait l'air tout sauf content.
« Alors ! s'exclama-t-il. On s'absente de son bureau en dehors des heures prévues pour les pauses, hein ?
- Mais pas du tout, j'étais...
- Veut pas l'savoir ! On t'a donné des consignes ! Tu as au moins commencé avec le dossier Epsilon, ou on peut faire une croix dessus ?
- Le dossier Epsilon ? Mais vous...
- Alors tu n'as rien fichu ! Je le savais ! Tu es le plus mauvais employé de cet étage, et je dis ça uniquement parce que je ne connais pas le niveau des employés des étages en dessous, quoi que ça m'étonnerait pas qu'ils soient déjà meilleurs que toi ! Tu finiras mal, Hubert !
- Mais vous m'avez dit de travailler sur le dossier Bastien Gomez !
- Le dossier Gomez ? On ne doit le rendre que dans six mois. Ça m'étonnerait franchement que j'aie dit un truc pareil ! Allez, assez d'excuses ! Au boulot, et que ça saute ! »

Lamennais quitta une fois de plus le bureau de Gilbert d'un pas énergique, laissant ce dernier des plus inquiets. Le dossier Epsilon ? Il n'en avait jamais entendu parler. L'estomac noué, il brancha son ordinateur et l'alluma. À son grand soulagement, celui-ci fonctionnait. Une fois le démarrage terminé -ce qui prit quand même cinq bonnes minutes-, il se connecta au réseau local de l'étage et chercha un dossier du nom d'Epsilon.

Il ne trouva rien. De plus en plus inquiet, il décida finalement de laisser tomber ce fameux et fumeux dossier pour se consacrer sur l'autre, que lui avait confié son second manager. Par chance, il avait déjà commencé son travail là-dessus. Toutefois, il constata la présence d'une note ajoutée un jour plus tôt par quelqu'un d'autre. « Fuyez, pauvre fou » disait-elle avec beaucoup de subtilité. « Fuyez tant que vous le pouvez encore. ». Gilbert soupira et l'effaça. Sans doute une mauvaise blague de Daniel pour se venger de sa demande d'aide, jugea-t-il. Le pauvre fou...

Il ouvrit le fichier contenant les consignes à suivre pour la complétion du dossier et commença à croire qu'il y avait du vrai dans la précédente note. Parmi ces consignes se trouvaient des perles telles que :
« On ne sait pas trop quel genre de dossier il nous faut. Mettez tous les genres de paperasses, et on fera le tri plus tard. »
« Il nous faut un dossier simple mais complexe. »
« Le produit doit être attractif pour les vieux, et les jeunes. Et les personnes d'âge moyen. Et les bébés. Et les ménagères. »
« Quelqu'un a vu le match hier soir ? »
« Il faut que le texte soit plus gros que le titre, sinon ça n'a aucun sens et on ne sait pas ce qu'on doit lire. »
« Il y a trop de chiffres dans la partie facturation. Corrigez ça. »
« Il faudrait mettre plus de mots sans que le texte ne soit plus long. »

Gilbert arrêta là sa lecture et ferma les yeux. Sa respiration et son rythme cardiaque n'auraient pas été plus élevés à ce moment s'il avait été dans des montagnes russes sans la barre de sécurité. Il se leva d'un bond et se précipita dans le bureau de son Manager. Berthier, pas Lamennais. Son instinct de survie lui hurlait de ne pas croiser le chemin de Lamennais, mais il ne savait pas au juste pourquoi.
« Tiens, Gilbert ! Le dossier Gibraltar est-il terminé ?
- Non, je voul- le dossier Gibraltar ? balbutia Gilbert, en plein désarroi.
- Eh bien, oui, Gilbert ! Enfin, le dossier Gibraltar... Je vous en ai parlé il n'y a pas une heure. Vous êtes sûr que ça va, Gilbert ? Attention, hein, parce que vous risquez la rétrogradation, si ça continue ! »

Personne ne sait au juste ce qu'il s'est passé dans les quinze secondes qui suivirent cette déclaration. Plusieurs témoins affirment qu'un cyclone s'est soudainement matérialisé dans le bureau de monsieur Berthier, projetant le malheureux contre les murs douze fois avant de le jeter par la fenêtre où sa chute fut heureusement amortie par un camion qui passait par là, transportant une cargaison de clous rouillés sans bâche. D'autres affirment cependant qu'un buffle qui passait par là entra malencontreusement en contact avec le manager sus-mentionné et lui fit faire une danse tout à fait fascinante et particulièrement physique avec ses fournitures de bureau. Un autre prétend même que rien de tout ça ne se produisit, et que les dégâts qui réduisirent en poussière toute une partie du bureau de monsieur Berthier furent provoqués par un seul homme, à savoir monsieur Gilbert Astier lui-même. La police enregistra la déposition de ce dernier témoin pour la seule raison qu'il ne faut pas contrarier les fous, mais ne prirent absolument pas cette hypothèse loufoque au sérieux.

Quoiqu'il en fut réellement, Gilbert ne se présenta pas à son travail le lendemain. La chose fut remarquée vingt jours plus tard par Lamennais.
« Eh ben, il est où l'autre con ? demanda-t-il avec son élégance congénitale.
- Gilbert ? répondit un employé. Oh, il s'est absenté. Raison de santé, je crois. Ah non, attendez : il s'est absenté à La Santé. C'est ça qu'ils ont dit, les flics.
- Ah ! Quel lâcheur ! commenta Lamennais. Tu m'étonnes qu'il y ait autant de chômeurs dans ce pays ! Il y en a qui ne font vraiment aucun effort pour conserver leur emploi ! »