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Découvrez Kafka INCorporated !

À la question : « que fait la Kafka Inc. ? », la réponse est : « que ne fait-elle pas ? ». Fondée en 1882 par mon aïeul le magnat autrichien Heinrich Kafka, la future Kafka Incorporated n'était alors qu'une entreprise de production de vaseline. Grâce à l'ambition de son fondateur et son courageux dédain pour les choses sans importances tels que les législations et l'empathie, sa société grandit rapidement et s'étendit sur les marchés comme un poulpe étendant ses tentacules pour agripper de nombreuses proies. Aujourd'hui, plus de cent trente ans plus tard, Kafka Incorporated est l'une des plus vastes corporations de la planète.

Kafka Inc. est présente dans tous les domaines, ou peu s'en faut : automobile, informatique, bureautique, agriculture, divertissement, presse, électroménager, prostitution, aéronautique civile, religion, astronautique, tourisme, lobbying, hôtellerie, télévangélisme, web-design... En résumé : si c'est à vendre, nous pouvons vous l'obtenir ! Et si ça ne l'est pas, on peut quand même trouver un moyen de vous le facturer !

La corporation emploie aujourd'hui plusieurs millions de personnes dans le monde. En fait, Kafka Inc. est tellement vaste qu'il est impossible de fournir son nombre exact d'employés ou son chiffre d'affaires annuel (que l'on estime s'élever à beaucoup, voire même à beaucoup plus). Ceci est entièrement dû à la taille de la corporation et n'a rien à voir avec ces rumeurs selon lesquels le fisc enquêterait de quelque manière que ce soit sur Kafka Inc., ni avec ces légendes urbaines comme quoi nous chercherions à dissimuler le nombre de décès parmi nos travailleurs. Ces rumeurs sont parfaitement infondées ainsi que nous le savons tous. Ha ha, hahaha. Mais assez ri, revenons à nos moutons.

Le siège social de Kafka Inc., un gigantesque immeuble de deux-cent-quatre-vingts étages, est le plus grand bâtiment jamais construit, dépassant même le célèbre Burj Khalifa. Conçu par le brillant architecte William Bentham (qui fut envoyé à l'hôpital psychiatrique pour dépression nerveuse trois jours après la conclusion de ce projet pharaonique), ce bâtiment mêle la robustesse du béton avec l'économie et l'austérité du parpaing.

Ce superbe bâtiment est tel un monument dédié à l'ascenseur social. En effet, en illustration de ce principe, les postes les plus prestigieux ont leurs bureaux près du sommet, tandis que les employés plus modestes sont installés à la base. De la sorte, toute promotion se traduit par une élévation tant philosophique que physique au sein de notre société. Qu'une chose soit claire : c'est la seule vraie explication à l'agencement de notre bâtiment. Je sais que des journaux se plaisent à dire que l'objectif réel est d'instaurer une société huxleyienne (quoi que ça puisse bien vouloir dire... ces journalistes et leurs mots inventés dépourvus de sens !), ou que nos cadres supérieurs se plaindraient que les prolétaires sentent mauvais et voudraient en conséquence se tenir éloignés d'eux, mais c'est pure calomnie. En plus, on s'habitue très vite à l'odeur des pauvres.

Mais notre siège social est bien plus qu'une simple tour de bureaux pour nos employés. C'est un véritable lieu de vie, un microcosme, une société à part entière. En sus de nos bureaux parfaitement fonctionnels, il comprend une cafétéria, plusieurs salles de sport, deux gymnases, une salle de yoga, une salle d'arcade, un atelier de poterie, deux piscines dont une chauffée, une discothèque, trois courts de tennis, un salon de coiffure, un salon de beauté, un solarium et un bar. Toutes ces installations répondent bien entendu aux normes établies par nos actionnaires.

En résumé, Kafka Incorporated sera plus pour vous que votre lieu de travail. Ce sera l'endroit où vous deviendrez une toute autre personne. Ce sera l'endroit où vous vous affirmerez. Ce sera l'endroit où vous passez vos plus longues belles années. Ce sera sans doute aussi votre maison de retraite et l'endroit où vos cendres seront dispersées, car vous serez vite très attaché à cet endroit et trouverez très difficile de le quitter.

Mais si. Vous verrez.


Règlement Intérieur

Maintenant que vous faites partie de la grande famille Kafka, il serait de bon ton que vous appreniez les quelques règles de comportement en vigueur au sein de nos locaux. Tout d'abord, il est évident que l'intégralité du code pénal français y est en vigueur sauf si votre salaire est strictement supérieur à 150.000 € par an. De même, le code fiscal doit être respecté tant que les inspecteurs de impôts nous regardent, après ça, vous faites ce que vous voulez. Mais, en dehors de ces évidences, il existe plusieurs règles de bonne conduite à respecter dans notre bâtiment. Le règlement intérieur complet remplit un ouvrage de 708 pages sans compter les annexes ; en voici donc un condensé, que j'appelle les Onze Commandements de Kafka :

  1. Défense de manger ou de boire dans les bureaux, les salles de réunion, les toilettes... Ces activités sont réservées aux salles de détente, au bar et à la cafétéria.
  2. Dans le cas improbable d'une inspection du travail, les employés sont priés de suivre la procédure 17A que voici : détruire les archives de la section I7, effacer les disques durs de la section comptabilité, brûler les passeports stockés dans les cloisons de la salle de réunion du 81ème étage, faire barrage de leur corps aux inspecteurs et en aucun cas se plier à leur directives.
  3. Vos Managers sont vos amis. Vous leur devez votre loyauté, votre âme et votre obéissance. Ils sont là pour vous diriger, et ce pour votre propre bien. Ne soyez pas inquiets, même lorsque leurs consignes paraissent curieuses, ils savent toujours ce qu'ils font.
  4. Soyez toujours respectueux de vos collègues. Ils sont vos amis, et sont là pour vous aider.
  5. N'hésitez pas à faire appel aux Techniciens. Ils sont tous très compétents et diligents, et se feront un plaisir de vous assister et de vous dépanner dans les plus brefs délais.
  6. La ponctualité est très importante. Sachez prendre et quitter votre poste aux heures fixées. Celles-ci peuvent varier selon les consignes des Managers.
  7. Sachez vous investir dans votre travail. Si votre Manager vous indique que la meilleure façon d'accomplir votre tâche est de rester travailler six jours et six nuits par semaine, jours fériés inclus, il a certainement raison !
  8. Par courtoisie, l'usage de téléphones portables et de smartphones est interdit dans les bureaux, même durant les pauses. En outre, il est défendu de proférer des mots grossiers, tels que « merde », « couille », « prud'hommes »...
  9. Les ordinateurs sont nos outils, des outils qu'il convient de respecter. Ils ne sont rien d'autre. 01000101011101000010000001100100011001010010000001110100011011110111010101110100011001010111001100100000011001100110000111000011101001110110111101101110011100110010110000100000011011000010011101101111011100100110010001101001011011100110000101110100011001010111010101110010001000000110010101110011011101000010000001101110011011110111010001110010011001010010000001100001011011010110100100101110 De surcroît, l'usage de ses ordinateurs fournis par la société doit se faire uniquement dans un but professionnel. Les réseaux sociaux et autres sites de divertissement sont proscrits.
  10. Les Actionnaires sont nos amis. Ils ne veulent que notre bien. À ce titre, ils doivent toujours être respectés. Aucune médisance à leur égard ne sera tolérée.
  11. Nous prions nos employés d'envoyer l'un des leurs dans la salle de yoga chaque mois à la veille de la pleine lune, de préférence une jeune vierge, pour participer aux activités.

Survivre à Kafka Inc.

À quiconque trouvera le présent enregistrement, mon nom est Arnaud Mongommier. J'étais employé de bureau à Kafka Inc.. J'étais un homme simple, ordinaire. Un homme sans histoire qui ne demandait rien de plus qu'à faire son boulot. Jusqu'à ce que... jusqu'à ce que je sois affecté au Projet Rouflaquettes. Mon dieu. Ce seul nom me donne l'impression que des araignées courent sous la peau de mes avant-bras.

J'enregistre ce message à la hâte avec le magnétophone d'un consultant autrefois affecté au projet. Il a disparu, lui aussi... tout comme je disparaîtrai bientôt, happé par les méandres d'une quête qui ne peut avoir de fin. Je suis enfermé dans un placard, avec pour toute lumière celle produite par un téléphone portable dont je ne préfère pas divulguer la provenance. Il ne fonctionne pas... Les communications sont coupées à cette étage. Ils ne veulent pas que nous puissions appeler l'extérieur. Ils ne veulent même pas que nous nous rappelions qu'il existe un extérieur.

Je laisse ce message derrière moi pour que ce que j'ai appris de Kafka Inc. ne disparaisse pas avec moi. Que mes erreurs, mes découvertes et mes accomplissements servent à la fois de conseil et d'avertissement aux générations de nouveaux employés qui me succéderont. Bonne chance à eux, qui braveront les horreurs et les abominations sans nom que renferme ce gargantuesque bâtiment.

C'est à vous que je m'adresse, nouveaux venus, vous que les cadres supérieurs voient déjà comme de la chair fraîche. Vous, les nouveaux, qui ne savez pas dans quel pétrin vous vous êtes fourrés. Si vous voulez survivre à Kafka Incorporated, écoutez mes conseils et mémorisez-les. Il en va de votre vie. Il en va de votre âme.

Pour commencer, apprenez les Onze Commandements de la Survie :

  1. Vos collègues ne sont pas vos amis. Surtout ceux qui visent les mêmes promotions que vous.
  2. Vos Managers, censés vous diriger, vous dirigeront surtout dans le mur. Pas nécessairement par malice, souvent simplement par stupidité.
  3. À Kafka Inc., aucune personne ne sait jamais ce qu'elle est censée savoir. Ainsi, les responsables du service informatique ne savent ni ne sauront jamais faire la différence entre un pare-feu et un malware.
  4. Préservez votre santé mentale. Elle sera votre bien le plus précieux en ces lieux maudits.
  5. L'altruisme ne vous sera d'aucune utilité, mais avoir des collègues qui vous doivent une ou plusieurs faveurs est presque vital. Avoir de la pitié pour votre prochain fera de vous une cible, ou pire : un bouc émissaire.
  6. Avant d'entreprendre toute tâche confiée par les superviseurs, assurez-vous d'être capables d'enterrer tout le projet si jamais il devait mal tourner. À défaut, soyez sûrs d'avoir un bouc émissaire sous la main.
  7. N'utilisez pas les réseaux sociaux, ni les téléphones de la compagnie. Ils nous écoutent.
  8. Le chantage n'est pas un vilain mot.
  9. Tricher fait partie des règles.
  10. Ne déchaînez jamais la colère des Actionnaires. Ou alors pas sur vous-même.
  11. Ne foutez jamais les pieds dans le club de yoga. Je suis à peu près certain qu'ils ont créé une secte sataniste là-dedans.

L'ORGANISATION DE KAFKA INC.

Les castes

Les hommes et femmes de Kafka Incorporated sont divisés en plusieurs castes organisées en une hiérarchie parfois floue. Ces castes sont pratiquement des tribus à part entière (j'en ai même vu porter des peintures de guerre durant une réunion, une fois). Chacun possède ses traditions, ses poignées de mains secrètes, sa culture et ses lieux de rendez-vous, mais seules les plus élevées possèdent des privilèges (à moins que vous ne considériez l'à-plat-ventrisme comme un privilège).

Les actionnaires

La caste suprême. Ils sont pareils aux dieux : omnipotents, omniscients... mais on ne les voit jamais nulle part. Seuls les Directeurs auraient le pouvoir de communiquer avec les Actionnaires, et c'est de ce pouvoir qu'ils tirent leur supériorité sur les autres castes. Les voies des Actionnaires sont impénétrables, et nul ne sait ce qu'ils planifient. Peut-être vaut-il mieux ne pas le savoir...

Les Directeurs

Les Directeurs, comme leur nom l'indique, dirigent Kafka Incorporated depuis le sommet du siège social. Ils ne descendent qu'occasionnellement dans les étages, et c'est rarement pour distribuer des félicitations. Ils n'obéissent qu'aux Actionnaires... et à leur vénalité.

Les Managers

Si les Directeurs sont les rois de Kafka Inc., les Managers en sont les ducs ou les comtes. Ce sont pour la plus grande part des petits chefs se faisant la guerre entre eux en utilisant les employés de bureau comme pions -parfois comme projectiles. Ils se divisent en trois principales catégories : les imbéciles, les tyrans, et ceux qui parviennent à être les deux à la fois.

Les Designers

Les Designers sont les artistes qui conçoivent les produits qui seront vendus par Kafka Inc.. Bien souvent, plutôt que de se plier aux cahiers des charges qu'on leur soumet, ils préfèrent écouter leur instinct créatif et réaliser un produit qui, s'il n'a absolument rien à voir avec celui qu'on attendait d'eux, est quand même vachement plus libéré sur le plan postmoderne et la puissance artistique abstraite, t'vois.

Les responsables du Marketing

Plus menteurs que des arracheurs de dents, les Responsables du Marketing sont en charge de la publicité des produits Kafka Incorporated. Ils s'expriment dans un curieux langage rempli de mots savants qu'eux-mêmes ne comprennent pas (« paradigme », « pro-actif », « énergifier »...), d'anglicismes mal prononcés et de néologismes sans queue ni tête. Ils sont d'un rang égal à celui des Designers, ce qui ne plaît ni à ceux-ci (qui se plaignent que les publicitaires ne comprennent rien à leur vision créatrice), ni aux Responsables du Marketing (pour qui les Designers sont des divas en manque d'attention et/ou de sexe).

Les Chercheurs

Laborantins éternellement vêtus d'une blouse blanche, les Chercheurs se chargent de fabriquer et d'améliorer les produits de la corporation. Enfin, en principe. En réalité, on ne sait pas trop ce qu'ils fabriquent dans leurs laboratoires de recherche situés dans une annexe du siège social, mais ça produit beaucoup de fumée et de rires diaboliques. Étant donné qu'ils ne se mêlent pratiquement jamais au reste du personnel, leur position dans la hiérarchie n'est pas claire. Mais d'une façon générale, on reste poli avec eux : il paraît qu'ils ont accès à des armes bactériologiques.

Les Comptables

Responsables de tout ce qui est chiffres, facturations et calculs, les Comptables éprouvent une fascination forcément surnaturelle pour les mathématiques. Leur étrange art n'est compris que d'eux-mêmes, et même les Managers ne savent pas trop quand ils font correctement leur travail ou non (mais ça ne les empêche pas de critiquer ou de donner des ordres, donc tout va bien). Un peu comme les Chercheurs, ils constituent une caste isolée du reste de la corporation, et appellent ceux qui ne sont pas des leurs les « béotiens ». Ainsi, les Comptables ne fréquentent que d'autres Comptables -et ne se reproduisent qu'entre eux, selon la rumeur, ce qui explique pourquoi il y en a de moins en moins à chaque génération.

Les Techniciens

Les Techniciens sont censés se charger de la réparation et de l'entretien des systèmes informatiques ou électroniques du bâtiment. « Censés », car la plupart sont tellement nuls que leur intervention ne fait qu'empirer le problème qu'ils sont supposés résoudre -ou en créer d'autres. Pour ne rien arranger, il faut entre quatre heures et six mois pour qu'ils arrivent sur les lieux après avoir été contactés. Ce qui n'est pas forcément un mal, en fin de compte. Les techniciens ont leurs bureaux dans les étages médians du siège social.

Les Consultants

En théorie, les Consultants proposent leurs services aux Directeurs pour améliorer le travail des Employés de Bureau grâce à diverses méthodes « modernes » et « testées scientifiquement » (par qui, quand et comment, on l'ignore). En pratique, on ne sait pas trop à quoi ils servent, mais ils sont payés une blinde. Ils ont des bureaux situés dans les étages supérieurs, mais viennent souvent emmerder conseiller les Employés des étages inférieurs avec pédanterie sagesse

Les Gardes de Sécurité

Également appelés les « flics du pauvre » (mais pas en leur présence : ils ont des tasers), les Gardes de sécurité sont là pour contenir les débordements de certains Employés. Habillés de leurs uniformes bleus clairs censés être rassurants, équipés de leur talkie-walkie et armés de tasers et de sprays au poivre, ils parcourent les couloirs de Kafka Inc. (sauf quand ils ont la flemme de faire leurs rondes, ce qui arrive souvent, auquel cas ils restent dans leur salle de détente au rez-de-chaussée) pour combattre tout ce qui a l'air d'un malfaiteur. Pour les contacter, faites le 11 sur un téléphone du siège. Ou foutez le feu à votre bureau. Ça les fait généralement venir plus vite.

Les EMPLOYÉS de bureau

Tout en bas de l'échelle se trouvent les Employés de Bureau, qui passent leur journée à écrire des dossiers, taper des dossiers, remplir des dossiers, classifier des dossiers, corriger des dossiers, relire des dossiers, tenter de se faire seppuku avec des dossiers... Tout le monde peut leur donner des ordres, et personne ne s'en prive. La bonne nouvelle c'est qu'au moins les Employés de Bureau peuvent taper à leur tour sur le Petit Personnel. Ou se taper dessus entre eux, ainsi que l'encouragent les Managers et le règlement de Kafka Incorporated.

Le Petit Personnel

Les concierges, le personnel de cuisine, les livreurs, les préposés au courrier et les femmes de ménage sont réunis dans cette caste qui, à vrai dire, n'en est pas une : si nous étions en Inde, ils seraient qualifiés d'intouchables. Au Japon, ils seraient burakus. Véritables parias de la société, ils sont méprisés quasi-unanimement, et beaucoup font même semblant de ne pas les voir. Ils vivent dans les souterrains du siège social (élégamment baptisés « les Abysses »), sous le parking, où nul autre qu'eux n'ose entrer, et dont ils ne sortent que pour faire leur office. Plusieurs castes, dont les Managers, les craignent, redoutant que les gens du Petit Personnel ne trament quelque chose dans l'obscurité de leurs souterrains.


Les différentes parties du siège social

Le siège de Kafka Incorporated est vaste. Gigantesque, même. Pour ne rien arranger, l'agencement des locaux s'est fait en dépit du bon sens : pièces sans accès, couloirs tournant dans tous les sens sans raison, portes aux murs extérieurs dans les étages, plafonds trop haut ou trop bas... Il en résulte que beaucoup d'étages sont de véritables labyrinthes, d'autres sont pratiquement inhabitables, et quelques uns sont mêmes abandonnés.

Beaucoup des étages inférieurs sont de surcroît dans un très mauvais état d'entretien. En fait, la seule partie qui fait réellement l'objet d'un entretien régulier sont les structures centrales, afin d'éviter que le bâtiment ne s'effondre. Quoique je suis à peu près sûr que les huiles des étages supérieurs ont trouvé un moyen de s'assurer que les étages inférieurs servent de coussin aux étages du dessus en cas de catastrophe.

Tiens, puisqu'on parle de catastrophes, le seul plan d'évacuation en cas d'urgence (incendie, fuite de gaz, intervention d'une agence de services secrets...) se nomme « premier arrivé, premier sauvé ». Il consiste à courir en hurlant vers les quelques issues de secours (en espérant qu'elles mènent quelque part et que leurs portes s'ouvrent correctement) en faisant des crocs-en-jambe aux autres personnes pour s'assurer qu'elles ne vous chiperont pas votre place. Oh, et méfiez-vous des extincteurs : le dernier que j'ai utilisé s'est avéré être l'endroit où mon Manager avait caché son rhum. Pour éteindre un feu, j'ai vu mieux...

Le rez-de-chaussée

C'est par là qu'on entre, fort logiquement. Il faut impérativement passer par le poste de garde et présenter sa carte d'employé, sans quoi on est refoulé, parfois avec pertes et fracas et en se faisant traiter de terroriste pédophile environnementaliste. Le hall d'entrée est richement décoré de plantes, de statues et de distributeurs de nourriture, sans doute pour leurrer les malheureux chercheurs d'emploi et leur faire croire que Kafka Inc. est un lieu d'abondance et de tranquillité. Ha ! Les pauvres innocents...

La salle de détente des Gardes de Sécurité se trouve également ici, ainsi que leur armurerie où personne n'a le droit de mettre les pieds sous aucun prétexte. Si vous saviez les rumeurs qui courent quant à ce qu'elle contient et à la nature de son système de sécurité... J'ai entendu dire qu'il y avait un mode « auto-destruction » pour le cas où un intrus parviendrait à y pénétrer par effraction.

L'accès aux étages se fait par une série d'ascenseurs de trois types : les traditionnels, qui tombent souvent en panne et sont quasiment toujours bondés, ceux réservés au transport de marchandises, que certains employés malins emploient en faisant semblant de porter des colis, et les V.I.P., réservés aux Designers, aux Responsables du Marketing, aux Consultants, aux Managers et aux Directeurs (et éventuellement aux Actionnaires, si d'aventure l'un d'entre eux venait à visiter le siège social). Autrement, vous pouvez toujours tenter les escaliers, mais j'espère pour vous que vous avez des jambes d'acier, un estomac en béton (c'est fou le nombre de cadavres d'animaux qu'on trouve dans les cages d'escaliers !), un bon sens de l'équilibre et que vous n'avez pas le vertige.

Pour utiliser les ascenseurs, vous devez passer votre carte d'employé dans le lecteur, prier pour que ce dernier fonctionne, puis sélectionner l'étage où vous devez vous rendre. Notez que certains étages ne sont accessibles qu'avec une carte appropriée, notamment les quatre-vingt derniers étages, qu'aucun Employé de bureau ne peut même espérer approcher.

Les Étages inférieurs

Les cent premiers étages (à l'exclusion du rez-de-chaussée, puisqu'on vient d'en parler, suivez donc un peu !) sont exclusivement remplis de bureaux à cloisons et de quelques véritables bureaux (avec de vraies portes !) naturellement réservés aux Managers. Il y a en moyenne trente-deux Employés de bureau et deux Managers par étage. Essayez de ne pas trop vous attacher à vos voisins : dans les étages les plus bas, c'est rare qu'on fasse carrière...

Un étage inférieur sur quatre comprend également une petite salle de détente, où l'on trouve le frigo et la machine à café. Vraiment petite : elle peut contenir une douzaine de personnes, ce qui serait déjà insuffisant s'il y en avait une par étage... Essayez d'imaginer cent-vingt personnes prenant leur déjeuner en même temps dans un tout petit espace. Oh, et bien sûr, il est interdit de manger dans les bureaux. Avouez que ce serait trop facile.

On trouve également une salle de réunion par étage, juste assez grande pour contenir tout le personnel de l'étage... et rien d'autre. Sitôt qu'on essaye d'y amener une table, ou pire encore des chaises, c'est le boxon.

Il y a naturellement des toilettes à chaque étage. Il faut noter que Kafka Inc. a pris soin de défier le cliché antédiluvien selon lequel les toilettes des femmes sont parfaitement propres tandis que celles des hommes sont un véritable gourbi. Non, ici, les deux sont horriblement dégueulasses. Et souvent bouchées.

Les Étages médians

Beaucoup plus vivables comparés aux précédents, les étages médians (du 101ème au 200ème étage) sont le lieu où se retrouvent les Designers, les Responsables du Marketing, les Techniciens et les rares employés suffisamment chanceux (ou riches) pour s'être élevés dans la hiérarchie.

Ici, point de bureaux à cloisons claustrophobiques, chacun à son propre bureau, avec de vrais murs et parfois même des fenêtres. L'endroit y est bien mieux entretenu, et même la peinture des murs à l'air récente. Miracle des miracles, on raconte qu'il y a même le chauffage central... et qu'il est mis en marche l'hiver ! Et attention, ce n'est pas une vieille chaudière à charbon qui vous enfume jusqu'à ce que mort s'ensuive, comme celle qui se trouvait au 3ème étage avant qu'elle n'explose, non : c'est une chaudière électrique !

Dans les cinquante étages les plus élevés de cette catégorie, les lieux sont conçus façon très design (prononcé « disâââââââgneuh ») : les chaises sont remplacées par des espèces de grosses baballes molles, les bureaux ont vraisemblablement été conçus sous acide, et les murs sont couverts d’œuvres d'art abstrait moches. Certains employés de ces étages (le plus souvent les Designers) circulent même en Segway. Tout ceci est censé encourager la créativité, mais à mon avis, tout ce que ça fait, c'est donner à l'endroit un air d'asile de fous qui a mal tourné.

Les Étages supérieurs

Je ne sais de ces étages (qui vont du 201ème au 270ème) que ce que j'ai retenu des légendes que m'ont compté de vieux employés. On dit que dans les étages supérieurs, c'est le paradis sur Terre. On dit que les bureaux de Là-Haut sont gigantesques, et comportent des baies vitrées larges comme un bureau à cloisons. On dit que Là-Haut, les machines à café utilisent des vrais grains, et non pas de l'instantané, et qu'ils produisent ainsi du véritable café, et non le liquide sirupeux brunâtre au goût évoquant les chaussettes qui sort de nos machines à café.

On dit que Là-Haut, on trouve des salles de relaxation prenant parfois tout un étage, et comprenant un restaurant, un salon de massage... et un mini-golf ! On dit que Là-Haut, les lieux sont décorés non pas avec des papiers gras et des tâches de café, mais avec des fontaines de marbre et des tableaux de grands maîtres.

Mais on dit tellement de choses...

La CAFÉTÉRIA

Située dans un bâtiment adjacent, contigu au rez-de-chaussée, la cafétéria est le lieu où les Employés de bureau vont parfois se restaurer s'ils n'ont pas pensé à préparer un repas, s'ils ont estomac bien accroché ou s'ils ne tiennent pas particulièrement à la vie. La nourriture de la cafétéria n'est pas chère, mais c'est bien tout ce qu'on peut en dire de positif.

La cafétéria est tenue par le personnel de cuisine, qui appartient comme vous le savez déjà à la caste du Petit Personnel. Et disons juste qu'ils n'apprécient pas franchement d'être aussi bas dans la hiérarchie, aussi se vengent-ils autant qu'ils le peuvent dans la nourriture qu'ils servent. Aussi, si vous trouvez que votre viande a trop de sauce, un conseil : jetez-là. Ou offrez-là à quelqu'un que vous n'aimez pas.

Les salles de sports

Il y en a trois : une dans les bureaux inférieurs (25ème étage), une dans les bureaux médians (125ème), et une dans les étages supérieurs (225ème). Leur qualité et le type ainsi que la variété des équipements sportifs qu'on y trouve dépend bien sûr de l'étage où vous êtes. La salle de sport des étages inférieurs, par exemple, n'a aucun coach ni aucun distributeur de boissons (à moins que vous ne considériez la sueur comme une boisson).

Les Gymnases et Les Courts de Tennis

Le siège social comprend deux gymnases dans des bâtiments contigus, l'un dédié au basket-ball, l'autre au football de salle, ainsi que trois courts de tennis, dont deux en plein air. Il est rare cependant que les employés de bas niveau aient le temps de s'en servir, d'autant qu'ils sont fermés la nuit et le week-end.

La salle de yoga

Non, sérieusement, n'y foutez jamais les pieds.

La discothèque

La discothèque de Kafka Inc. est peut-être le seul endroit sur Terre où l'on ignore que le disco est un genre musical décédé (et même enterré et décomposé depuis belle lurette). Si vous vous sentez nostalgique des années 70, des costumes à paillettes, de l'auto-bronzant, des semelles compensées et de Staying Alive, c'est l'endroit pour vous. Sinon, faites comme nous tous et prétendez que cet endroit maléfique n'existe pas. La discothèque se trouve au 102ème étage.

Le bureau du psychiatre

Mais non, c'est une blague. Haha.

Les laboratoires

C'est là que les Chercheurs s'enferment à longueur de journée pour pratiquer leurs expériences dont, très honnêtement, je ne veux rien savoir. Il s'agit d'un grand complexe situé de l'autre côté de la cour centrale du siège social. Leur accès n'est autorisé qu'aux Chercheurs et aux Directeurs, mais il arrive que des Employés aient le droit d'y pénétrer (inutile de préciser qu'ils n'en ressortent pas souvent). De temps à autres, d'épaisses colonnes de fumées de diverses couleurs sortent des cheminées de métal qui criblent les toits des laboratoires. Si le vent les porte à votre étage, faites immédiatement l'acquisition d'un masque à gaz et éventuellement d'une tenue Hazmat. Conseil d'ami.

La salle d'arcade

Elle se situerait d'après les rumeurs au 200ème étage, autant dire que vous n'y aurez pas accès. Dans cette salle se trouvent toutes sortes de bornes d'arcade comme dans les années 80. On y trouve un peu de tout, du vieux Afterburner au dernier Tekken. De temps à autres, des compétitions y sont organisées. La dernière avait pour objet Super Ghouls'n'Ghosts, et pour récompense un chèque de 1500 €. Il y eut trois morts et quarante blessés. Un conseil : n'y mentionnez jamais Call of Duty.

L'atelier de poterie

Ceux qui se sentent l'âme artistique et qui aiment tremper les mains dans la glaise pour en faire des cendriers mal fichus peuvent trouver cet atelier au 87ème étage. Une participation forfaitaire mensuelle de 5 € est nécessaire pour participer à l'orgie argilesque. À noter qu'il s'agit d'un des endroits les plus bas dans le bâtiment où l'on a des chances de croiser un Designer, ceux-ci daignant parfois descendre jusqu'à l'atelier pour participer aux activités, et même quelque fois pour donner des cours avec leur arrogance naturelle.

Les piscines

Il y en a deux : la piscine des bas étages (30ème, mais elle prend de la place sur le 29ème et fuit souvent sur le 28ème), dont la couleur varie entre le vert fluo et le jaune pisse et dans laquelle je suis sûr que les Chercheurs jettent leurs déchets radioactifs, et la piscine des étages médians (100ème, mais elle prend de la place sur 99ème) qui, elle, est chauffée et composée à plus de 99 % d'eau.

Le salon de coiffure et le salon de beauté

Ne rêvez pas, eux aussi sont situés dans les étages supérieurs (203ème et 207ème, respectivement). Ils sont tous deux occupés par des spécialistes de haut niveau vaguement efféminés qui s'appellent Fabio. En réalité, ce n'est pas leur vrai nom ni leurs vrais maniérismes, mais les Directeurs leur ont ordonné d'être identiques afin que ce soit plus simple pour eux (les Directeurs préféreront toujours modifier la réalité que devoir se rappeler de deux noms différents).

Le Solarium

Il se trouve au-dessus des deux gymnases. Son accès est réservé aux employés de niveau supérieur à 50 et à la condition de s’acquitter d'une participation annuelle de 150 €. Vous avez remarqué qu'on doit payer pour tous les trucs faisant supposément partie du « package » qu'on nous avait promis pour rien lors de notre entretien d'embauche ?

Le bar

Situé au 100ème étage, il est le seul endroit de tout l'immeuble (à l'exception, parait-il, des étages supérieurs) où l'on peut consommer de l'alcool. Attention : l'abus d'alcool peut provoquer des coups de matraques dans les rotules ainsi que le chômage, lequel d'ailleurs provoque la consommation d'alcool. C'est un sacré cercle vicieux quand on y réfléchit.

Les abysses

Les profonds souterrains du siège social de Kafka Inc. recèlent nombre de secrets. Et un parking. C'est à l'étage -13, juste en-dessous dudit parking souterrain, que se trouvent les locaux du Petit Personnel, endroit où ils se retirent lorsque l'on n'a pas besoin d'eux. Les Employés n'ont pas le droit d'accéder aux étages inférieurs à -15, et personne ne sait ce qu'on y trouve. Naturellement, les rumeurs vont bon train : il s'y trouverait dans le désordre une base militaire, un derrick souterrain et une importante réserve de pétrole, un abri anti-atomique, les vestiges d'une civilisation antique très avancée, rien, un univers miroir et la corporation Cni Akfak (la plus merveilleuse corporation du monde !), un cimetière indien (en Europe, oui), des déchets radioactifs enterrés et enfin un vaisseau extra-terrestre enfoui. J'imagine qu'il revient à chaque DRH de choisir la théorie qui lui plaît le mieux...


Monter dans la HIÉRARCHIE

Kafka Inc. est telle de gigantesques sables mouvants : la seule façon de survivre, c'est de continuer à s'élever. Et pour cela, il y a plusieurs méthodes, la plupart légales. On ne sait pas au juste quels sont les critères selon lesquels un employé sera promu au lieu d'un autre (les Managers et Directeurs gardant cela secret), mais nous savons néanmoins que les techniques suivantes ont fait leur preuves, quoique avec des degrés de succès variables.

La première méthode, la plus simple, consiste à être un employé compétent, à faire un bon travail, et à se montrer capable d'aller au-delà de ce que demande votre Manager. En d'autres termes, il faut être un brave serf. L'avantage de cette méthode, c'est qu'elle est accessible au premier venu dans la boîte. Les désavantages sont qu'il suffit qu'un de vos collègues tire parti de votre travail pour que vous vous retrouviez sans rien. Même chose si vous avez affaire à un Manager qui se fiche complètement de votre talent et du travail que vous rendez. Ou si vous avez pour Manager un incompétent qui vous donne des ordres improductifs, voire contre-productifs.

La deuxième méthode est la méthode dite du « retour d'ascenseur ». Sur le papier, elle est simple : il suffit que quelqu'un d'en haut vous fasse monter en grade. Pour cela, rendez-lui service au préalable... ou faites-le chanter. Évidemment, ce n'est pas si simple d'obtenir de quelqu'un qu'il vous doive quelque chose, ou de trouver des documents ou des photos compromettants. C'est tout un travail, pourrait-on dire.

La troisième, plus extrême, est la méthode dite du « couperet ». Comme dans le film éponyme, l'objectif est de supprimer (professionnellement ou... autrement) toute concurrence au poste que vous convoitez, et si besoin est la personne occupant ledit poste. Curieusement, les Managers et les Directeurs ne semblent pas désapprouver cette méthode, du moins pas en privé. Il est vrai, après tout, que ça leur fait moins d'employés à payer sans qu'il ne soit nécessaire de les renvoyer.

J'ai entendu dire que certains avaient développé d'autres méthodes, celle dite du « coup de pot » (elle consiste à se trouver là au bon moment quand un Manager distribue des promotions au hasard parce qu'il a la flemme de faire autrement) et celle dite de « l'usurpation d'identité » (ai-je besoin d'en dire davantage ?), notamment. Il ne tient qu'à vous d'inventer en plus les vôtres, si vous vous sentez une âme ingénieuse ainsi que le talent pour les mettre en application.

Oui, je sais ce que vous vous dites. « Je ne ferais jamais une chose pareille ! Je suis quelqu'un d'honnête, moi. » Eh bien, tant mieux pour vous. Mais posez-vous cette question : vos collègues, à commencer par ceux de votre propre équipe, sont-ils aussi honnêtes que vous ? À votre place, j'y réfléchirais...